L'air était doux et la journée ensoleillée.
Elle se pencha par la fenêtre ouverte pour secouer un drap, plumes et poussières s'envolèrent au loin, dans les tourbillons incertains de la légère brise qui soufflait sur le château. Ce dortoir, par chance, était dans l'aile Ouest de Caamelot : les matins d'étés étaient frais et les journées d'hivers bien chaudes. Doucement, elle fit revenir le drap à elle et se recula sur le tapis, au centre du dortoir de son Seigneur. Elle le plia, bien soigneusement, et le posa sur le couvercle d'une malle. D'un pas léger, elle vint prendre les gros coussins de velours pour les épousseter à leurs tours, les tapant bien fort à la fenêtre. Le bruit attira quelques badauds, qu'elle salua d'un signe de tête, les mains prises. Puis son regard se dirigea vers les nuages et elle se mit à rêvasser doucement... De batailles, de princes charmants, sorcellerie, magie, fées et korrigans... Un bref claquement de doigt la remit à l'ordre.

- Excusez moi Monsieur, dit elle un peu gênée

Puis elle reprit son travail. Son tablier essuyait la poussière sur les meubles vernis et cirés, elle frottait aussi les quelques tâches que la cire des bougies avaient laissées sur le bois. Elle jeta dans un petit panier celles dont les mèches noircies étaient inutilisables. Elle fronça le nez quand l'odeur brûlée lui monta légèrement à la tête et posa le panier dans le couloir. En chantonnant tout bas, elle rentra pour terminer son ménage, notamment brosser le tapis et les grandes tapisseries colorées qui régnaient joliment sur les murs. Touche par touche, coin par coin, motif par motif, elle brossait, pour rendre à ces tissus poussiéreux leurs éclatantes couleurs d'antan.

- Vous savez, je crois que vous avez les plus belles tapisseries du château. Mis à part celles du roi, de la pupille et de la salle de réception. Oh mais, vous savez pas ! La Comtesse du fond du couloir, et bien, elle aurait dépensé une fortuuuune dans des tapisseries orientales ! Et apparemment, elles n'auraient pas résister au savon ! Oh vous savez, avec ces singes, vous vous faites vite avoir. D'ailleurs en parlant d'eux, et bien...

Et elle partit dans un long babillage des petits potins, toute excitée de savoir autant de chose. Elle parlait, parlait, parlait, sans jamais s'arrêter, sans même savoir si son Seigneur l'écoutait.
Puis elle se tourna vers lui

- Vous m'écoutez ?

C’était un bel après-midi, chaud et ensoleillé, comme il était rare d’en voir à cette époque de l’année. Les piaillements des moineaux, les rires enjoués des enfants, la joyeuse agitation de la cour… Tout cela parvenait aux oreilles de Severan, par la fenêtre grande ouverte de sa chambre. Une atmosphère on ne peut plus calme et sereine, donc. Comme si tout allait pour le mieux. Et pourtant rien de tout cela ne parvenait à apaiser l’humeur du chevalier. Pour lui, rien n’allait bien, et rien n’irait plus jamais bien.

En vérité, Severan aurait eu besoin de parler… Mais à qui ? Oui, à qui aurait-il bien pu se confier en ce château où ses ennemis étaient légions ? Alors, il se taisait tout simplement. Et personne ne s’en étonnait. C’était normal. Habituel.

Assis dans un fauteuil, non loin de la cheminé, aussi immobile et mutique qu’à son habitude, il entendait sa servante s’agiter derrière lui. Et les frottements, grincements, froissements incessants le renseignait suffisamment sur les activités de la jeune fille pour qu’il puisse deviner ses gestes, sans même la regarder. Il faut dire qu’il commençait à connaître assez biens ses petites habitudes. Très bien, même. Et lorsque qu’il entendit le concert de ces bruissements discrets s’interrompre, il n’eut aucun mal à deviner qu’elle était très probablement en train de rêvasser.

Et il ne se trompait pas. D’un claquement de doigt assez sec, il lui rappela son devoir. C’était une gentille fille, de l’avis du chevalier. Mais vraiment très – trop – bavarde pour un solitaire comme Severan. Toujours à relayer grandes rumeurs et petits potins, et qui parlait, parlait, parlait, encore et toujours sans même se soucier d’être, ou non, écoutée. Etrangement, il avait aujourd’hui échappé à l’habituel déballage de nouvelles d’importance qu’il subissait d’ordinaire. Mais cela ne pouvait durer ainsi. Evidemment.

Alors que la servante dépoussiérait de vieilles tapisseries, elle entama un long monologue dont Severan perdit rapidement le fil. Il faut dire que le nombre de tapisseries orientales que pouvait posséder la comtesse au fond du couloir lui était relativement indifférent. Alors il se contentait de la regarder, hochant vaguement la tête quand les propos l’exigeaient. Elle lui rappelait un peu sa femme, par moment. Les mêmes cheveux blonds et ondulés et surtout, la même aptitude phénoménale à discourir longuement sur le sujet le plus banal.

- Vous m'écoutez ?

Cette question tira Severan de sa torpeur. Sans doute la servante avait-elle finit par remarquer le regard délicatement vitreux de son maître.

- Pas vraiment, je le reconnais. Mais la rêverie n’est pas une activité qui vous est exclusivement réservée. Je dois aussi avoir le droit d’être distrait, me semble-t-il. Ou préoccupé par quelque problème.

Elle eut un soupir et leva ses grands yeux bleus au ciel. Pour ne pas paraître trop insolente, elle reprit très vite une attitude beaucoup plus respectueuse envers l'ancien chevalier.
A genoux sur le tapis, elle remonta sur regard vers lui, longuement. Il semblait... non pas rêveur mais plutôt mélancolique, trouva t'elle. Son sourire s'effaça de son joli minois pour afficher un air sérieux et un peu troublé. Sous ces kilos de muscles et de bravoure, semblait se dissimuler une vieille cicatrice, lancinante encore, malgré les années qui passaient. Elle posa ses mains sur son tablier et se releva sans un bruit. D'un pas feutré elle se mit face à lui, et s'agenouilla. Sa carrure imposante fit apparaître quelques étincelles dans le regard de la jeune fille, et un sourire délicat s'esquissa sur ses joues un peu rougies et pelées par le soleil. Quelques mèches de sa chevelure dorée, tombèrent sur ses épaules, mal retenus par le fin lacet de cuir dont elle se servait pour nouer ses cheveux. Alors, après avoir longuement détaillé le corps et, sans oser regarder le visage, elle glissa une main dans la poche de sa robe et en sortit un fruit.

- Tenez mon Seigneur... D'après le cuisiner, c'est un fruit très rare et cher, qui vient de ces pays orientaux dont je vous parlais... Je pense qu'il vous offrira un peu du soleil de son pays...

Et elle posa entre ses doigts d'homme, une petite clémentine. La peau était légèrement rugueuse et son parfum embaumait le petit espace entre eux. Et doucement, elle se releva alors pour repartir à ses tâches. Dos à lui, elle ferma la fenêtre et commença à préparer la cheminée, le jour tombait vite en cette période de l'année. De gros rayons traversaient la pièce et venaient s'éclater contre le lustre en de milliers de petits reflets arc-en-ciel. Elle resta un moment émerveillé devant... Et ses pensées s'égarèrent à nouveau... C'est vrai qu'il était aussi froid et dur que du marbre, il est vrai que parfois, il était un peu dur. Mais jamais injuste, jamais méchant. C'était un homme d'honneur, et il n'était guère sympathique de le laisser dans les remous de ses pensées.

- Si vous le voulez, vous pouvez me parler à moi... dit elle tout bas à son attention

Elle eut un sourire crispé en imaginant que vu son bavardage incessant, il n'était pas facile de lui faire confiance. C'est pourquoi elle ajouta, un peu plus fort

- Je saurais tenir ma langue, je vous en donne ma parole...

Et pour la première fois, elle osa lever son regard dans le sien, comme pour prouver sa sincérité.

Songeur, Severan gardait les yeux baissés sur la petite clémentine qui reposait maintenant au creux de sa main. Curieux présent, offert par une toute aussi curieuse personne. Etrangement, le chevalier avait été très touché par ce cadeau qu’il n’était pas vraiment certain de mériter. Il n’avait toutefois rien montré de cette émotion. Comme à son habitude.

Et pourtant… Ce regard que lui avait lancé sa servante l’avait troublé. Il paraissait si sincère… Et peut-être l’était-il. Peut-être Aliénor garderait-elle réellement pour elle les secrets de son maître. A moins qu’elle ne choisisse de le trahir, comme beaucoup d’autre l’avaient fait avant elle. Et même si Severan brûlait de soulager sa conscience de tant de mystères, il ne pouvait se résoudre à prendre ce risque. Après toutes les épreuves qu’il avait dû traverser, le mot confiance lui était devenu étranger, et il était bien incapable de mettre son cœur à nu devant qui que ce soit. Pas directement, du moins.

- Allons, je suis certain que vous connaissez déjà ce qui me tourmente, et me tourmentera toujours… Ne serait-ce qu’en partie. Après tout, vous savez tout ce qu’il se passe ici, non ?

Il n’y avait aucune agressivité dans la voix de Severan, ni même d’ironie. Juste… Rien. Une voix sans timbre.

- Je ne parle peut-être pas beaucoup, mais j’entends suffisamment bien pour percevoir tous ces murmures incessants sur mon passage. Je suppose que bons nombres de rumeurs courent à mon sujet.

Et tous ces racontars ne signifiaient pour Severan qu’une seule chose. Il n’était pas le bienvenu en ce château, et ne le serait sans doute jamais.

- Je ne sais pas ce qu’ils disent, ni même s’il y a là-dedans la moindre once de vérité. Mais vous, vous pourriez sans doute me renseigner à ce sujet, n’est-ce pas ? Qu’est-ce que la comtesse du fond du couloir peut bien raconter dans mon dos quand son esprit n’est pas accaparé par ses tapisseries ?