La forêt. Cela fait tellement longtemps que je n’ai plus eu l’occasion de faire une petite promenade solitaire que j’en ai presque oublié à quel point j’apprécie cet endroit. J’ai tant de souvenir entre les troncs majestueux des hauts arbres de Brocéliande… Des bons comme des mauvais, à l’image même de ce lieu ambivalent, qui peut être aussi féérique qu’effrayant, notamment en raison des nombreuses rumeurs populaires qui courent à son sujet.

Certains la prétendent habitée par mille lutins et fées, là ou d’autres affirment avec conviction qu’on peut y rencontrer fantômes et loup-garou, au détour d’un sentier sombre… D’autres encore, racontent qu’il est fréquent d’y croiser quelque sorcière, à la recherche d’ingrédients pour préparer filtres et autres potions magiques. Et ces derniers n’ont pas totalement tort, même si je dois avouer que j’apprécie peu qu’on emploie le terme de « sorcière » à mon sujet. Magicienne est déjà bien plus à mon goût. Enfin, hormis ce petit détail de vocabulaire, il est bien vrai que je suis aujourd’hui une magicienne en quête de quelques ingrédients pour des rituels qui n’ont, ma foi, rien d’obscurs.

Furetant un peu partout entre les arbres, un petit sac de cuir déjà bien rempli pendu à l’épaule, mes yeux rompus à cette activité n’ont guère de mal à repérer herbes et champignons, aussi bien dissimulés soient-ils. Et un pied de Menthe, agrémenté de quelques baies d’Aubépine ne tarde pas à rejoindre aiguilles de cèdre, feuilles de chêne et racines de mandragore dans ma précieuse besace.

Toute occupée que je suis par ma récolte fructueuse, je m’enfonce peu à peu dans les profondeurs sombres de la forêt, sans toutefois craindre de m’y égarer tant le lieu m’est connu. Non, la seule chose à craindre serait une mauvaise rencontre, mais hormis quelque animal que j’aurais tôt fait d’apprivoiser grâce à mon pouvoir, je ne vois pas très bien sur qui je pourrais tomber.

Grossière et imprudente erreur que cela, et je m’en rends bien compte moi-même en entendant des bruits de pas se dirigeant vraisemblablement dans ma direction. Des pas humains, et qui se rapprochent à vive allure. Jetant un regard vif aux alentours, je constate qu’il n’y a ici aucun endroit où je pourrais me dissimuler aux regards des nouveaux arrivants. Que faire alors ? Comme si de rien n’était est sans doute la meilleure solution. Après tout, rien de m’interdit d’être ici et je ne fais rien de mal.

Avant même de les voir, je les perçois. Des voix graves et des rires gras. Des hommes. Et pas des plus distingués à ce que j’entends. Voilà qui ne me rassure guère. Eux aussi doivent m’avoir vu d’ailleurs. Ils s’arrêtent, me dévisagent. Deux gros chiens, qui tiennent d’ailleurs plus du loup que de l’animal apprivoisé, les accompagnent. Probablement des villageois des alentours, venu chasser le cerf dans la forêt…

Mais cette façon qu’ils ont de me scruter de leurs petits yeux méchants ne me dit rien qui vaille. Je vois leurs regards passer alternativement de mon sac plein d’ingrédients à la branche d’aubépine que je tiens toujours à la main. Si l’on ajoute à cela ma tenue relativement négligée et ma présence en lieu plutôt inattendu pour une femme ordinaire, il est fort probable que ces hommes aient deviné la nature de mes activités, et peut-être même ma véritable nature tout court. Ce qui, malheureusement pour moi ne jouera sans doute pas en ma faveur…

Peu désireuse d’engager une conversation qui pourrait se révéler des plus houleuses, je reste silencieuse, espérant simplement qu’ils s’en aillent sans faire d’histoire. Et c’est alors qu’un homme, d’apparence plus âgé que les autres, se détache du groupe. Au milieu de ses congénères, je ne l’avais pas particulièrement remarqué, mais maintenant qu’il s’avance vers moi… Je le reconnais. C’est bel et bien un villageois, comme je l’avais supposé. Un villageois de mon propre village. Enfin celui où j’ai vécu étant enfant, qui se situait non loin de la lisière de bois, sur les terres du roi Arthur. Et cet homme-là je le reconnaîtrais entre mille… Pourquoi cela ? Parce que j’ai tué son fils, il y a de cela quelques années.

C’était un accident, bien sûr. J’étais encore très jeune à l’époque ; et si j’avais déjà découvert mes pouvoirs, j’étais loin de les maitriser. Et le fils de cet homme-là… m’avait fait des avances quelques peu insistantes, si l’on peut dire. En vérité, il m’avait tant effrayé que je m’étais inconsciemment défendue avec mes pouvoirs, causant ainsi sa mort bien involontaire, ainsi que la fin de la petite vie tranquille que je menais à l’époque. Les villageois – mes propres parents compris – avaient bien entendu voulu me faire payer pour ce crime, et j’y serais d’ailleurs probablement restée si Geoffroy de Meryl ne m’avait pas sauvé.

Toujours est-il que cet homme-là, qui se rapprochait à présent dangereusement, semblait lui aussi m’avoir reconnu, et je n’avais pas le moindre doute sur le fait qu’il ne tarderait sans doute pas à essayer de me faire payer mon crime, aussi involontaire soit-il. L’homme s’adresse à moi de sa voix grave et usée, presque effrayante.

- Toi… Je te reconnaîtrais entre milles. Il faut dire que tu n’as pas tellement changé. Toujours fourrée dans cette fichue forêt à préparer un mauvais coup…

Il se rapproche encore, moi je recule et reste silencieuse. Que pourrai-je donc faire ? M’excuser ? Je suis presque certaine que loin de le calmer, cela ne ferait qu’attiser encore sa colère. Et à voir le regard qu’il me jette – comme s’il ne rêvait que de m’étrangler de ses propres mains - je n’ai vraiment, mais alors vraiment pas, besoin de ça. Il sort lentement une longue flèche du carquois qu’il porte à l’épaule avant de poursuivre.

- Alors comme ça tu es toujours en vie… J’avais espéré qu’Arthur t’ait brûlé sur un bucher comme tu le méritais, mais en fin de compte, ce n’est pas plus mal, il aurait été dommage que tu meurs sans que je puisse entendre tes cris… Mais aujourd’hui, je vais pouvoir venger moi-même le meurtre de mon fils.

A ces mots, il jette un regard aux autres, qui semblent tout à fait d’accord pour m’exterminer sur le champ. Je dois agir, et vite.

- Ce n’était pas un meurtre, c’était un accident. Je n’ai jamais voulu le tuer, il m’a fait peur et…

Mais on ne me laisse pas finir.

- Tais-toi donc, sale sorcière ! Tu m’as déjà enlevé ce que j’avais de plus cher au monde alors ne me fait pas en plus l’affront de me mentir !

Et de sa voix rauque, il ordonne aux chiens de m’attaquer. En moins de cinq secondes, les deux molosses bien dressés sont sur moi. L’un d’eux me renverse, et alors qu’il s’apprête à me déchiqueter la gorge, j’ai tout juste le temps de lui murmurer quelque chose d’à peine perceptible. Aussitôt les oreilles des deux chiens se dressent, attentives. Ce que je leur ai murmuré n’est rien d’autre qu’un appel à l’aide, une demande qu’ils ont assurément compris, grâce au lien si particulier que j’entretiens avec les animaux. En revanche, rien ne les obligent à l’écouter, cette demande…

Sous l’œil stupéfait des chasseurs, les deux bêtes qui n’auraient dû faire qu’une bouchée de moi se mettent à me lécher délicatement le visage… Avant de faire brusquement volte-face, pour se jeter toutes griffes et crocs dehors, sur leurs maîtres stupéfaits. Eh oui, les animaux m’aiment bien.

Je profite de la cohue générale causée par les chiens pour me relever et tenter de m’éclipser discrètement… Mais c’est sans compter la flèche qui me transperce l’épaule pour me clouer littéralement à un arbre. Le père de mon « ami » décédé n’est apparemment pas décidé à voir la meurtrière bien involontaire de son fils s’échapper encore une fois. Je le vois replacer son arc sur l’épaule avant de dégainer une longue épée d’aspect menaçant tout en avançant vers moi.

- Finissons-en, sorcière…

J’essaie désespérément d’arracher la flèche qui me maintient immobile et vulnérable, mais mon épaule me fait atrocement souffrir et la pointe métallique est profondément enfoncée dans le tronc de l’arbre. Un miracle. Il me faut un miracle…