Je la vois. Je la vois tout le temps. Partout. C’est du moins l’impression que j’ai depuis que cette Alexia est arrivée au château. Un hasard ? Non. Bien sur. Est- ce que c’est moi qui la suis ? Je crois bien que oui. Pourquoi ? Je ne sais pas. En faite si : parce que je ne peux pas m’en empêcher. Dès que je l’ai vu, j’ai su qu’elle allait me causer des ennuis. Ce qui me fait dire ça ? L’intuition, l’instinct… Je fais confiance à mon instinct. Il est toujours très sûr, j’ai eu de nombreuses occasions de le constater. En ce moment mon instinct me murmure de me méfier de cette fille, je suis persuadée qu’elle cache quelque chose… Quoi ? Je ne saurais dire mais je compte bien le découvrir. Et elle n’arrête pas de tourner autour de Geoffroy. J’avoue que c’est peut être cela, bien plus encore que ses prétendues cachotteries, qui me la rend aussi insupportable. Bien sur, elle n’est pas la seule à essayer de se rapprocher de Geoffroy. La plus part des nobles et chevaliers du château cherchent à se faire bien voir de lui. Moi aussi ? Mais non ! Moi je me suis déjà rendue suffisamment utile pour avoir sa confiance pleine et entière. Je n’ai plus rien à prouver. Et je sais bien que Geoffroy n’accorde pas sa confiance à n’importe qui et surtout pas à une espèce de garce, sortie d’on ne sait où. Mais Alexia recherche peut- être d’avantage que l’estime de mon seigneur… La façon qu’elle a de se mettre en avant en sa présence, de lui parler… Je ne le supporte pas. Chaque fois que je la vois minauder en battant des cils, j’ai juste envie de l’étrangler. Ou de la foudroyer sur place. Au choix. Mais cela ne ferait que m’attirer des ennuis, je le sais. Je suis plus raisonnable que je n’en ai l’air, autant me débarrasser d’elle de façon… moins directe, dirons nous. Cette fille est fausse, j’en suis certaine ! Elle dissimule quelque chose et si je parviens à le prouver… Adieu Alexia et le tout sans avoir à me salir les mains. Alors je la suis. J’épie le moindre de ses gestes. J’analyse chacune de ses réactions. Je crois qu’elle sait que je l’observe mais qu’elle importance ? Toujours est-il qu’aujourd’hui elle doit voir Geoffroy. Et moi je serai là.

Je la vois, là, juste au bout du couloir. Je dois accélérer un peu pour ne pas la perdre de vue. Elle se dirige vers la salle du trône apparemment. Tandis que je marche, je vois certaines personnes se retourner sur mon passage mais je n’y prête pas la moindre attention. Ils doivent être étonnés de me voir ici. Habituellement, je sors rarement de chez moi. Oui, je suis plutôt solitaire. Mais mes récentes activités d’espionnage me force à circuler un peu plus dans le château. Ce n’est pas au goût de tout le monde, bien entendu. Les mages sont tolérés ici, mais guère appréciés. Je crois qu’ils ont peurs de moi. Mais qu’importe. J’écarte avec agacement un écuyer qui me bloque le passage. Nous sommes arrivées. Alexia s’avance vers Geoffroy, moi je m’installe sur un banc non loin de là. Il y a beaucoup de monde, personne ne me regarde. A part elle. Oui elle n’arrête pas de me lancer des regards narquois. Ils parlent. Mais je ne parviens pas à entendre tout ce qu’ils disent. Quelques bribes me parviennent, cependant. Et ce que je perçois ne me convient pas. Pas du tout. Mais le pire est à venir. En effet, après un regard appuyé dans ma direction, Alexia entraine Geoffroy dans une pièce voisine. Une pièce vide.

C’est comme si mon cœur allait s’arrêter de battre. Ou exploser, je ne sais pas très bien. D’ailleurs je ne sais plus rien du tout. La porte se referme sur eux. Je me sens terriblement vide comme si mon cerveau avait brutalement été déconnecté du reste de mon corps. Je ne parviens juste pas à réaliser ce que je viens de voir. Je fixe alternativement le siège de Geoffroy, qu’il vient de quitter, puis la porte derrière laquelle il a disparu, incapable de comprendre, comme si je venais d’assister à un étrange tour de passe-passe. Ils étaient là, juste là et… Se pourrait-il que… Rien que d’imaginer cette fille dans les bras de Geoffroy je me sens prête à défaillir. Mais non c’est impossible ! Ils vont ressortir. Ils vont forcément ressortir… Oh pitié, faites qu’ils ressortent ! Mais le temps passe. Chaque seconde me paraît durer une éternité. Un quart d’heure. Une demi-heure. Une heure. Je voudrais partir mais j’en suis incapable. Plongée dans une étrange torpeur, je reste là, pétrifiée, sur mon banc. Enfin, la porte s’ouvre, Geoffroy sort, seul. Il me salue en passant à côté de moi et je m’entends lui répondre, mais c’est comme si mon corps s’était mis à agir de lui-même. Il s’éloigne. Quelques minutes plus tard, Alexia sort à son tour. Elle me paraît un peu décoiffée, sa robe froissée mais la seule chose que je vois c’est le petit sourire satisfait qui flotte sur ses lèvres. La seule vue de se visage tant détesté me sort brutalement de mon apathie. Comme si elle venait de me donner une gifle. Je sens la magie affluer en moi sans que je parvienne à la retenir. Je voudrais la tuer ici et maintenant. Bien que la salle grouille d’écuyers et de servants qui fourmillent en tout sens, je ne vois qu’elle. Mais je dois me contrôler, il le faut. Si je laisse la magie m’échapper, me posséder… Qui sait ce que je pourrais faire, alors. Je m’efforce de la refouler, elle est comme une créature qui serait enfouie dans ma poitrine et chercherait à tout prix à en sortir. En déchiquetant tout sur son passage. La souffrance en est physique. Je m’efforce de me calmer mais c’est impossible. La confusion qui règne dans mon cœur annihile en moi toute volonté. Je continue à fixer Alexia jusqu'à ce qu’elle est disparue.

Je regagne lentement ma chambre. Alors que je marche tout me paraît presque irréel. Comme dans un rêve. Ou plutôt un cauchemar. Un cauchemar oui, c’est le mot le plus à même de décrire la situation. A peine arrivée je claque brutalement la porte. Je ferme les yeux et je laisse éclater ma colère. La magie me submerge littéralement. Je perds le contrôle. Il en résulte une véritable onde de choc qui ravage tout sur son passage. Lorsque je rouvre les yeux, un spectacle de désolation s’offre à moi. Une grande partie du mobilier est en miette, des éclats de verre jonchent le sol de pierre dure ... Je crois que je viens de détruire une grande partie de ce que je possède. J’aurais pensé que j’accorderais beaucoup plus d’importance à une telle perte mais à cet instant elle me paraît complètement dérisoire. J’entreprends au contraire de réduire un miette tout ce qu’il ne l’a pas déjà été par ma magie. Ma tâche achevée, je reste debout au milieu du carnage, la respiration saccadée. Je m’efforce de me calmer, de reprendre le contrôle de mes émotions. Après tout il ne s’est peut être rien passé. Ils sont restés longtemps dans cette pièce c’est vrai mais ça ne veut pas dire que… que… Je me sens très faible tout à coup. Ma vision me paraît étrangement floue. Je comprends alors que je pleure. Je vois le sol se rapprocher inéluctablement, je tombe à genoux par terre. Les éclats de verre m’entaille la paume des mains et je vois le sang couler. Et on frappe à la porte.

Oui, évidemment la quasi-destruction de mon appartement ne peut pas être passée inaperçue de l’extérieur. En l’absence de réponse de ma part, mon visiteur, un jeune page, choisit d’entrer. Et se fige devant tout ce gâchis. J’imagine bien la scène de l’extérieur. L’appartement dévasté et moi, ensanglantée, au milieu. Quel tableau charmant. Mais le jeune garçon ne semble pas partager mon avis, lui paraît plutôt horrifié. Je le fixe un instant, tremblante, avant de hurler :

- DEHORS !

Il file sans demander son reste. Je suis à nouveau seule. Il est tard à présent. Je crois que le soleil se couche. Me relevant péniblement, je me traine jusqu’au rebord de la fenêtre sur lequel je m’appuie. J’ai toujours beaucoup aimé les couchers de soleil. C’est apaisant. Même aujourd’hui cette simple vue suffit à me détendre. Jusqu'à ce que je l’aperçoive. Elle. Pendant un instant je me demande si je ne suis pas en train de devenir folle, à force de la voir partout. Mais non c’est bien elle. Elle est seule et se rend apparemment au camp d’entrainement. Je sens chaque muscle de mon corps se contracter sous l’effet de la colère. Je laisse échapper un petit ricanement mauvais.

- Ce n’est pas très prudent de sortir seule le soir, chérie. Tu pourrais faire une mauvaise rencontre…

Je crois qu’une petite conversation s’impose entre nous, histoire de mettre les choses au clair. Enfin quand je dis conversation… Mais je ne peux pas y aller comme ça. Je ne me vois pas mais je dois être dans un sacré état. Je baisse les yeux vers mes mains et le regrette instantanément. Elles sont couvertes de sang, entaillée en maints endroits, des éclats de verre semblent s’être glissés sous la peau et une longe écharde de bois a transpercé la paume de ma main droite. Mes genoux et mes coudes ne paraissent pas être en meilleur état. Impossible de soigner cela par magie maintenant. Il faudrait d’abord retirer tout les éclats de verre et je n’en ai pas le temps. J’arrache l’écharde de ma main d’un coup de dent. Un goût de sang emplit ma bouche. Un goût sucré. Pas désagréable. Tant pis pour le reste, je n’aurai sans doute aucune autre occasion… Je vais y aller comme ça, je me soignerai plus tard. Ma robe blanche immaculée à viré au rouge, je jette un regard alentour et parvient à en dénicher une autre pas trop abimée. Je me change rapidement. Voilà. Le tissu noir devrait permettre de dissimuler le sang qui ruisselle le long de mes jambes. Parfait.

En chemin je ne croise presque personne. Il est assez tard. Et les rares passants ont la décence de détourner les yeux à mon passage. Chaque pas est un supplice, je ressens des élancements douloureux dans les mains et les jambes. Mais je suis déterminée à aller jusqu’au bout. Je sors dehors, respire l’air frais de la nuit. Le camp d’entrainement est désert à l’exception d’Alexia. Je m’avance tranquillement vers elle puis m’arrête à bonnes distances. Elle se retourne vers moi.

- Tu dois être Béatrix je suppose... Je peux peut-être t’aider ?

Qu’est ce que c’est que ce ton, chérie ? On joue la gentille fille bien innocente ? Il va falloir trouver une autre tactique ma petite, minauder en battant des cils ne marchera pas avec moi. Je m’approche encore un peu veillant bien à dissimuler mes mains, rouges de sang derrière mon dos. De là ou elle est, elle ne peut rien soupçonner de mon état. La seule chose qui me trahisse c’est mon odeur. L’odeur du sang en train de sécher. Assez écœurante, je dois dire. Je me demande si elle peut le sentir.. Mais cela ne changera rien de toute façon. Quelque soit ma situation, je suis magicienne est pas elle ce qui devrait largement suffire à me donner l’avantage en cas de besoin. Mais nous allons d’abord parler. Je veux savoir ce qui s’est passé tout à l’heure. Il faut que je le sache. Pas question de lui poser explicitement la question. Je ne vais pas m’abaisser à ça.

- M’aider ? Oui, c’est fort probable.

Mon ton reste calme et neutre. Je sens ma bouche s’étirer en un large sourire. Tellement large que la peau de mes lèvre, probablement déjà écorchée, craque. Un filet de sang s’écoule lentement le long de mon menton, glisse dans mon cou jusqu'à tâcher le col de ma robe. Je me lèche lentement les lèvres. Encore ce petit goût sucré.

- Quoi que je ne suis pas certaine que le terme d’aide sois vraiment approprié. Je ne demande pas d’aide. Je pose juste des questions. Et j’exige des réponses.

Je continue à sourire. Mes dents dévoilées entre mes lèvres entrouvertes donne à ce sourire un air menaçant. Dépourvu de joie. Grimaçant. Une expression qui ne me ressemble pas. Mon visage habituellement plutôt avenant semble figé en un masque horrible. Un masque de fureur hystérique.

- Alors petite, me donneras-tu ces réponses ? Ce serait préférable pour toi.

J’insiste bien sur le « petite ». A côté de moi elle n’est qu’une gamine. Et je compte bien le lui faire sentir.